12-2022 – Cerce du Petit Bois
Thème: Un jour avec moi-même
J’ouvre les yeux.J’ai du mal à comprendre. Ma tête est lourde. Les draps sont en satin. Je n’ai jamais aimé ça. La pièce est grande, vitrée et donne sur un domaine avec une piscine tout en angle. Le lit, vide, semble partagé comme en témoigne le roman qui se tient sur une seconde table basse. J’avance, attiré par la luminosité du petit matin et me découvre dans le reflet de la vitre. C’est moi mais sans être moi. J’ai vieilli, j’ai pris vingt ans ou quinze ans peux-être. Les yeux qui me toisent sont pourtant les mêmes, à présent encadrés par les plis du temps. Je comprends et la panique m’anime alors. Je me retourne et crie: “Hiba, HIBA!! Le silence me répond. Je m’élance dans cette grande baraque. Tout est marbre, vitre, carrelage beige, d’un soin qui m’étouffe. Il faut que je me tire, il faut que je vois Hiba. Au rez-de-chaussée, je cherche des clefs de caisse. J’espère trouver quelque chose, n’importe quoi. Il faut que je me tire d’ici. Le salon est vaste avec trois mètres de hauteur sous plafond, le son de mes pas semblent faire trembler le lustre en verre. Je me sens intrus et à raison. Je fouille dans les plateaux posés sur une console devant une lourde porte métallique. Je trouve un portefeuille et des clefs de voiture. C’est bien mon nom sur cette carte d’identité. Je me mets en quête d’un téléphone mais je ne trouve rien. Mon énervement monte. Tout à coup, j’entends le bruit d’une porte qui s’ouvre. Mon ventre se retourne. Je m’élance vers la sortie, sans un regard. J’entends une voix juvénile. « Papa? T’es pas au boulot? »
Je suis enfin dehors. Le gravier crisse sous mes pieds. Je ne vois pas de voiture mais devine une entrée de parking. Une grande allée d’azalées et de rhododendrons mènent à un énorme portail coulissant en fer forgé. Il se fait pas chier, je pense une seconde. Je soulève la porte du garage et découvre une grosse voiture. Je prends du temps à comprendre le système d’ouverture. Il faut appuyer sur un bouton sur la clef, mais j’y arrive. J’entame une marche arrière en catastrophe, sors du garage et m’enfonce dans les azalées. Tant pis. Devant le portail, frénétique, j’appuie sur tous les bips accrochés aux clefs. Lorsqu’enfin, la lumière du portail s’allume, une vague de soulagement me submerge. Hiba, j’arrive!
Le PMU est miteux. J’avance au comptoir.
« Excusez-moi? Est-ce que vous pourriez me dire dans quelle ville on est et si vous avez un téléphone à me dépanner? Je dois passer un coup de fil. »
La tenancière, une de ces grandes femmes intimidantes dont le sourire vient adoucir la rigueur du maintien, me regarde de haut en bas.
« On est à Soultzeren, mon bon monsieur! Quand au téléphone, ça fait longtemps qu’on ne m’a pas demandé ça! Je peux vous le prêter, par contre si ça appelle pour moi, vous me le passez!
– C’est où exactement Soultzeren?
– Comme dit, on est dans la Vallée de Munster, monsieur. Je vous mets quelque chose? »
Je sors le porte-feuille pour voir s’ il y a de la monnaie, bingo!
« Un allongé, s’il vous-plaît! »
Elle me passe un petit combiné. Un peu décontenancé par la taille de l’objet, je m’isole dans un coin du tabac, le plus loin possible de la télé pour éviter les cris des parieurs. Je ne connais que deux numéros. Tremblant, je tape le premier.
Une première sonnerie. Mon souffle est suspendu. Une seconde. Une troisième. Yes, ça décroche!
« Oui, allo? »
Le temps se ralentit, ce n’est pas la bonne voix. Elle repris : « Allo? Il y a quelqu’un. »
Je ne sais pas par où commencer. Elle aurait déménagé? Mon cœur, en s’emballant, affaiblit mon cerveau.
« Allo? » dit-elle avec un soupir.
Sentant la lassitude, d’un ton abrupte, j’engage enfin :
«C’est Martin! Je cherche à joindre ma mère, elle habite ici?
– Martin ?
– Oui. Martin Brundt! »
Un silence tombe, de ces silences qui ne s’interprètent que par sa rupture.
« Ah c’est vous, finit-elle par dire. On m’a prévenu que vous appelleriez un jour. Ne bougez pas, j’ai une adresse pour vous.»
L’attente parue une éternité. Une sidération totale, elle aurait déménagé ou pire. Est-ce qu’elle va bien? Je lève la tête et aperçois un des journaux. On est en 2010. Cela fait quinze ans donc, jamais cela n’a été aussi long.
Un bruit dans le combiné me distrait au gouffre qui se crée en moi.
«Alors, vous avez de quoi noter?
– euh, non, attendez!»
Je prends un journal et un des stylos à fil qui traine.
« Allez-y!
– 15 rue de la forêt, Ingwiller.
– Qui vous a donné cette adresse?
– Votre sœur! Si je me souviens bien, une Alicia. »
Entendre son prénom m’emplit de joie, mes yeux se brouillent.
« C’est tout ce que vous avez comme information. Pas de numéro de téléphone?
– Ah pardon, si! 06 59 61 38 93.
– Merci madame. Vous ne savez pas où est ma mère? Elle n’habite plus chez vous? Eloïse Brundt?
– Non, désolée, c’est tout ce que j’ai comme information. »
Le soulagement et la frustration se battent en duel dans ma poitrine.
« Merci, Madame. Bonne journée Madame. » Mon bras tombe sur la table. J’ai une destination, c’est déjà ça. Mon café allongé arrive.
« Vous allez bien, mon bon monsieur?
– Oui, oui, tout va bien!»
Je ne dus pas avoir l’air convaincant, car elle me dit. « Le café est pour la maison! » Je la regarde s’éloigner, et me rends compte que je serre tellement fort le téléphone que ma main bleuit. Je remarque alors l’alliance que je porte. Je n’ai pas de temps à perdre. Je compose le second numéro.
« Votre correspondant ne peut être joint. Vous avez entré un mauvais numéro. »
Merde, mais merde. Je me brûle la langue, règle mon journal, demande la direction pour Ingwiller et en route. Je suis à moins de deux heures. Il est 11h10.
J’embarque dans la voiture. Je sors doucement de l’écrin de forêt de la vallée. Je me surprends à me perdre dans le paysage. L’herbe grasse vient liaisonner les forêts sombres d’hêtres et de chênes avec des inserts de villages d’époques. Le colombage et les croix de Saint-Jean pullulent et valorisent les façades, tels des preuves chauvines de la faillibilité du passage du temps. Le château de Schwartzembourg surplombe les vignes et annonce la sortie de la vallée. Spectre entamée d’une histoire lointaine, la mienne se réveille à sa vue. Les nombreux combats dans ses ruines, quand j’étais le meilleur et seul écuyer que ma sœur pouvait s’offrir, me reviennent. Son cheval était d’une docilité face à toutes épreuves : des dragons, des faucons, de la lave, du jardinier du cimetière qui était assurément un ogre et des orties. Ce temple de roche éventé animait en nous un sens héroïque. Ça finissait bien évidemment en querelle: qui de l’écuyer ou du cavalier avait les plus hauts faits d’armes? Ma mère intervenait quand nos cris faisaient fuir les autres randonneurs : seul un chant de barde lui permettait, disait-elle, de décider. Cela nous occupait en général quelques heures, désespérant à trouver des rimes et compter nos pieds.
Je souris et j’ai peur. Elle me manque mais je n’ose penser comment j’ai dû leur manquer aussi. Le volant en main dans cette voiture neuve, je ne reconnais plus les routes. Elles ne suivent plus les coteaux et les affluents, comme si on avait gommer l’organique des déplacements. Je reconnais des salles des fêtes dans lesquelles nous galérions à être produits. Je pense à ma troupe: Soraya, Malik et Marie. Qu’est-ce que je donnerais pour vous revoir? Mais mon espoir n’est pas mort. Peut-être que j’aurai des réponses? Qui vit à Ingwiller?
Je quitte la ligne bleue des Vosges pour entrer à nouveau dans les plaines. Je vais longer les domaines viticoles en remontant vers Strasbourg. Peu à peu, les arbres laissent place aux lianes grappeuses.
Je me perds dans ces villages. Je connais la région mais par réminiscences. Je dois donc régulièrement alpaguer des gens afin de m’assurer de la direction. Arrivé dans le village, je n’en peux plus. L’anxiété que personne ne soit là, que l’adresse ne soit plus bonne, me ronge. J’aurais du demander depuis combien de temps la dame au téléphone a cette info.
J’arrive dans la rue. C’est une partie reculée du petit village. Les terrains sont plus grands. Je scrute les numéros. Le 10, le 12, voilà le 14. Je pille. J’éteint la voiture. Voilà, je suis arrivé. Pas de nom sur la boîte aux lettres. J’ai peur à présent de descendre. Je sais que je n’aurais qu’une journée. Est-ce que c’est juste de ressurgir après quinze ans? J’observe la maison. Elle est champètre, un carillon en bois se balance accroché sous un arbre, voisin d’une balançoire. Le grand tilleul surplombe l’herbe parsemée de pissenlit. Je vois une espèce de voile accrochée à une des branches. C’est un étendard. Notre étendard, celui de ma troupe. Je ne peux m’empêcher un cri de joie lorsque je reconnais le soleil à quatre branches délavé.
Je me rue hors de la voiture. Le portillon est ouvert, je me précipite vers la porte d’entrée et me mets à toquer. Cette personne devrait reconnaître cette frappe. Trois rapides et deux en décalés, c’est comme ça que je me différenciais vingt ans plus tôt. C’était l’époque où ma vie commençait à basculer. J’entends des pas derrière la porte. Je réitère la frappe, mais ma gorge est serrée. Enfin, la porte s’ouvre.
Hiba.
C’est Hiba.
Ses grands yeux noirs me regardent sidérés. Elle balbutie: « Martin? Matin ? C’est bien toi? » Je plonge dans ses bras. Son odeur est la même. Je frotte ma joue dans sa lourde chevelure à présent parsemé de blanc. « Oui, c’est moi! Hiba! Je suis là! » Mon épaule se trempe, j’enserre ce corps qui m’appartient et qui tremble. Je pleure aussi. Nous restons là, quinze minutes, une heure. On se nourrit de notre chaleur retrouvée. Au bout d’un moment, elle se décroche de moi, capture mon menton, m’embrasse. Empoignant ma main, comme si elle avait peur de me perdre, elle me dit:
« Il faut que je prévienne les autres. Tu as eu ta soeur?
– Non, le numéro que j’ai eu ne marchait pas. »
Son regard se voile. La mâchoire serrée, elle souffle : « Il faut que tu l’appelles ! J’ai son numéro.
– Un problème? C’est ma mère?
D’une voix douce, elle me répondit « Appelle Alicia! Je contacte le crew, ils sont peut-être dans les environs. Tu sais ça fait quinze ans.
– Oui, je sais. »
Elle me donne son téléphone, me dit : « Va dans le jardin , je t’emmène un thé! »
Encore une fois, les foutus sonneries, mais ça décroche et une voix d’enfant répond : « Bonzour, z’est qui? moi, z’est Ambeuh!
– Bonjour Ambe! Je m’appelle Martin.
– NON, Ambeuhh. »
Je comprends alors! Je suis tonton, Alicia avait toujours adoré ce prénom.
« Ambre, est-ce que ta maman est dans les parages? »
Au loin, j’entends une voix reconnaissable. « Mais qu’est-ce-que tu fais. Je t’ai déjà dit de ne pas décrocher.
– Mais, euh…
– Allo? Alicia à l’appareil!
– C’est Martin.» Le silence tomba. « Alicia c’est moi!
– Putain! C’est vraiment toi? J’espérais encore mais… Tu es où?
– Chez Hida.
– Oh, je suis soulagée.
– Alicia, où est maman ?
Elle débute d’une voix endurcie. Elle me raconte alors les cinq années de combat avec la maladie qu’elles ont passées, que ce fut dure, qu’elles avaient perdues, qu’elle demandait à me voir, qu’elle avait oublié mon remplacement. Elle me raconte qu’elle s’était résolu à laisser Hector venir, que ça lui faisait du bien. Elle le prenait pour moi et que ça l’apaisait un peu. Qu’elle avait dû lui faire une place dans leur vie.Qu’il n’était pas intervenu à l ‘enterrement, elle n’aurait pu le supporter mais qu’il était venu avec son fils. Il me ressemble, il fait de la gymnastique. Elle me raconte sur ton doux, me fait remonter les années. Je n’ouvre pas la bouche. Ces informations me minent, il m’a donc tout volé. Mais bien que ma tristesse et ma rage bouillonnent, elles n’ont aucune utilité, ni légitimité. Puis elle me parle de son mari, de sa fille merveilleuse. Elle ne peut pas venir, elle est aux Pays-bas maintenant. Elle plaisante du fait que notre passion médiévale l’avait amené à vivre dans une monarchie. Nous continuons de discuter ainsi, elle se raconte et je bois ses paroles. Elle est heureuse à présent. Au bout d’un moment, le silence s’invite. « Martin, tu sais, je t’en veux pour rien. Je t’aime!
– Je t’aime aussi petite sœur. J’aurai voulu être là.
-Je sais.Va, profite de Hiba!
– Embrasse Ambre et ton jules. Vis pour toi et pour moi!
– Oui, Martin.
– Aurevoir ma chevalière.
– Aurevoir mon brave écuyer. »
Je baisse enfin les yeux du tilleul que je fixe sûrement depuis une heure, perdu dans le film que ma soeur me narrait. Sur la terrasse, la petite silhouette d’Hiba se balance sur un banc à bascule. Je me lève, elle aussi.
Il est 15h à présent. Elle a réussi à avoir tout le monde. Soraya est à deux semaines du terme de son deuxième enfant. Elle ne pourra pas venir. Marie et Malik ne sont pas en France. Ils m’ont néanmoins envoyé des vidéos. Je me colle à Hiba et les regarde. Malik, toujours un férue de technique, s’est filmé tous les ans et m’a fait un montage. Ils se sont mis ensemble avec Marie et ont continué dans le cirque. Ils ont monté un chapiteau en Suisse. Ils s’y plaisent. Soraya a repris des études après la fin de la troupe et est devenue ethnologue. Elle en a chié mais ça va mieux aujourd’hui.
L’après-midi passe rapidement et il est 16h. Le temps qui me reste, il est pour Hiba. J’ai envie de la retrouver. Je passe ma main dans ses cheveux, effleure sa bouche de mes lèvres. « J’ai envie de toi, est-ce que c’est ok? » Elle rougit mais finit par dire en se levant. « Oh que oui! Vient tu n’as pas vu la chambre. Mais quel hôte, je fais. »
La chambre est doucement éclairée à travers un voile de lin. Je la sens sur la retenue et la questionne.. « Tu sais, cela fait quinze ans! J’ai changé, mon corps a changé! » Je la regarde, éberlué. « Tu es sublime, Hiba! sublime. » Mais je suis frappée, je suis un putain d’égoiste.
«Tu as quelqu’un qui te le dit, Hiba? Tu as retrouvé quelqu’un? »
Elle sourit, plonge ses yeux obsidiens dans les miens, et dit: « Non, Martin. Je fréquente et ai fréquenté des personnes merveilleuses mais tu es toujours là. » Je me déteste de sentir une part de moi qui est soulagée, je la veux heureuse pourtant. Nous plongeons enfin dans un dialogue sans mots. Je retrouve son corps, ses cris, ses mugissements, ses odeurs, son désir et le mien. Le voilage zèbre son corps nu d’ombre, c’est une créature mystique, ses cheveux sombres encadrent son visage en grosses mèches. Elle me méduse.
Je me mets à somnoler, quand elle me dit: « La femme d’Hector a appelé. » Ce rappel à la réalité me tord les boyaux. «Très bien, n’en parlons pas. S’il peut disparaître aujourd’hui. »
Hector. Hector s’est imposé dans ma vie, progressivement. J’ai pris du temps à m’en rendre compte. Au début, j’avais des trous de quelques heures. Puis les heures se sont accumulées pour devenir des journées. Le repoussant au début, on a appris à s’arranger. On notais tout. On n’avait pas le choix. Et ça s’est détérioré, il gagnait en assurance et en temps. J’ai failli perdre Hiba à ce moment-là. Nous avons dû séparer nos emplois du temps, nos boulots et nos relations. Nous étions si différent que ce n’était pas si difficile. On se parlait de moins en moins et ses présences ont pris le dessus, et je me suis à le saboter. J’avais une gangrène, envahissant mon intimité, me volant ma vie. J’avais beau me battre, il prenait la place. Le premier mois sans éveil fut un choc horrible. Il avait déménagé, jeté tous les numéros que j’avais, tout ce à quoi je tenais. Il m’isolait.
Peu à peu, c’est moi qui suis devenu sa gangrène. Je venais perturbé sa vie bien huilée. Je blessais les gens autour de lui à présent, par désespoir et frustration. Je ne sais pas comment il a fait mais je me mis à douter de mon existence à chaque retour. Qui est légitime ? Qui est victime ? Qui est bourreau ? Nous n’avons jamais réussi à passer cette question, en tout cas moi. Martin.
Il est trois heures du matin. Sur mes genoux est endormie la femme que j’aime. Elle a la respiration lourde. Le salon d’hiver donne sur un petit étang. Les crapauds, en pleine saison de reproduction, s’en donnent à cœur joie et font bouger les nénuphars. J’observe leurs querelles, hypnotisé par les vaguelettes qu’ils produisent. Je lutte désespérément contre le sommeil. Est-ce la dernière fois que je la vois?