09 – 2021 _ Cercle du petit bois
Thème : Dernière lettre avant la mort
Une lettre traînait sur la table. La bougie qui brûlait encore, réduisait de minute en minute, tendant sa flamme, cherchant à embraser la feuille volante. Je fermis la fenêtre, qui grinça sinistrement. La pièce était froide. Les quelques affaires, abandonnées à la va-vite, témoignaient d’un départ en trombe. Des années que je poursuivais cette présence, des années que je m’isolait dans cette quête. J’avais conscience d’aliéner toutes les personnes qui avaient pu éprouver autre chose que de l’aversion pour moi.
Ce que je ne savais pas, à cet instant, c’était que ces années de poursuite allaient s’arrêter aujourd’hui. Je tendis la main vers le rectangle jaunâtre, grimée d’une écriture resserrée .
«
Mon cher Hubert,
Oui cette lettre est pour vous. Comme c’est regrettable de ne pouvoir finir mon œuvre. Voilà bien 10 ans que vous me poursuivez. Je ne serai pas en capacité de profiter de ses visites en hôpital psychiatrique.J’espérai qu’elles arrivent bientôt. J’ai senti pointer, ces derniers mois, un léger basculement dans votre comportement. Vous avez plutôt bien tenu. Je vous donne cela. Lorsque j’ai compris que vous n’abandonneriez pas, au bout de deux ans et le decés de votre femme, je vous donnais encore dix mois,tout au plus, avant de sombrer dans une forme ou d’une autre de folie. Je regrette donc amèrement de n’avoir pas plus de temps pour apprécier votre déperdition.
Par ailleurs, je vous prive de votre vengeance. J’aimerai voir votre visage à la lecture de cette lettre. Je vais mourir et pas de votre main.
Voyez-vous, l’ironie a voulu que je sois atteint de la grande vérole. Déjà deux ans que mon corps se couvre de petites tâches roses pâles. Vous verriez le regard de mes victimes lorsque le dégoût de la maladie s’ajoute à la violence que je leur inflige. Il y a comme un double crime. Vous le savez, je ne les tue pas toutes, j’aime varier selon mon humeur. Ma petite syphilis rend donc mes potentielles grâces douce-amères.
Je m’égare. J’aurai voulu vous poser des questions.
Est-ce que vous avez profité des voyages, Hubert? Ces dernières années, vous savez que je choisissais mes destinations en pensant à vous. Je regrette que nous ayons dû faire Moscou deux fois. Mais comme vous le savez à présent, ma première victime slave avait, en fait, une sœur jumelle. La tentation était trop grande que de détruire définitivement le charmant duo. D’ailleurs, vous aviez senti mon projet, n’est-ce pas? J’étais derrière vous dans l’ascenseur de l’hôtel Savoy, votre vieux parfum au camphre envahissait l’habitacle. Vous étiez à deux doigts de m’en empêcher cette fois-ci.
Je ne sais pas comment, financièrement, vous avez pu me suivre pendant tant d’années, devant soudoyer les hôtels, les informateurs divers pour ne pas perdre ma trace. Peut-être avez-vous dû souiller votre âme? Peut-être avez-vous, des fois, commis des exactions? Vous êtes-vous, en ce sens, rapproché de moi, bafouant votre morale et vos principes? Que donne votre médiocrité ?
Je vais devoir vous quitter, on vient de m’informer que la calèche que vous affectionnez tant se trouve dans la rue parallèle. Je me demande si la soif de vengeance a réussi à rendre votre Eloise vivante plus longtemps? Par ma mort, je m’excuse de vous retirer cette déception; celle de la réalisation d’une plaie qui ne guérit pas et de votre impuissance.
Au revoir mon cher compagnon et en mémoire de votre tendre enfant, un petit souvenir. Dans la salle de bain, dans le cas où vous auriez lu rapidement, il est possible que vous puissiez sauver quelqu’un qui a eu la malchance de lui ressembler étrangement.
Adieu »