09-2023 _ Cerce du Petit Bois

Thème: Une mouche de compagnie

Tout sent le chlore. En permanence. Mon quotidien sent le chlore.

Je me suis coupée les cheveux. Je sèche plus rapidement. 

Ce matin, entraînement comme tous les jours. La compétition arrive à la fin de semaine. C’est ma chance de prouver. Le carrelage est mon unique paysage, l’eau ma bande-son. Je m’élance, toute l’équipe regarde. Mon corps tient le coup. Mon corps tient le coup. Deux semaines d’entraînements intensifs pour espérer compenser Audrey.

Je mets mes lunettes et attends le sifflet. Mes pieds sont contractés sur le plongeoir abrasif. Mon cœur s’accélère. Le sifflet retentit. Le temps d’un instant, alors que je suis en suspension, dans l’eau, j’aperçois une tâche rousse sur le bleu carrelé. Mes poumons se gonflent, l’eau vient m’accueillir. La couleur a disparu. Mes bras doivent devenir des rames. A chacun de mes crawls, je tends ma colonne, je dois devenir liquide. Mes narines expirent en permanence des trombes d’air avant que j’aspire une bolée bruyamment. Mais l’eau refuse, elle refuse de me porter sans résistance. Je ne comprends pas et dois lutter. Ma respiration s’emballe à la fin de la première traversée. Mon demi-tour et ma poussée ne sont pas aussi nets que d’habitude. Je perds le rythme. Les tourbillons que je génère avec mes pieds semblent me retenir. C’est long, c’est long et mes fibres musculaires se tendent alors que je cherche loin. J’avance par à coup, par la force de mes hanches, avec la hargne pour moteur. Plus que quelques mètres. Plus, il faut plus.

J’arrive au plongeoir, lève la tête. Mon cœur sort de ma poitrine, ma respiration est erratique. Elle résonne dans mon crâne. J’agrippe les flotteurs de la ligne de nage, enlève mes lunettes pour regarder l’équipe. C’est trouble et ne les aperçois pas.

Par brasse forcée, je rejoins l’échelle. Quel est mon temps ?

Les filles passent devant moi sans un regard. Direction vestiaire. Merde. L’entraîneur me donne ma « perf », la tête baissée sur son calepin de note. Sa casquette me dit. « Il y a encore de la marge. Demain une demi-heure en avance pour toi, on travaillera le demi-tour. » Son départ se rythme d’un soupir, une main massant sa nuque.

Frustration, colère. L’horloge démesurée du mur semble se moquer de moi. Dans le vestiaire, mon casier me résiste. Mon cadenas ne veut pas s’ouvrir. Je finis par lancer un poing dans l’acier pliable. La douleur adoucit la rage. Aucune des filles ne parle.

Puis, Ingrid vient me voir. “Tu sais, tu ne devrais pas forcer autant. Tu as déjà beaucoup progressé.”

Elle est gênée.

Les deux autres, en entendant ça, se lèvent. “ Qu’est-ce que ça change? Deux semaines, trois ans, des gens sont fait pour la compétition et d’autres non! Elle n’aura jamais le niveau d’Audrey.” Ces mots résonnent dans le vestiaire et en moi.

Comme si je ne savais pas.

Je reste là, pétrifiée en les voyant sortir, le ventre lourd. Mon corps est pris de légers tremblements due à la fatigue et au sol glacé.

Lorsque le bras automatique de la porte finit sa course, Ingrid se laisse glisser le long de son casier, les bras et la tête entre les jambes. “Elles ne sont pas toujours comme ça! Elle nous manque tellement, tu sais. Enfin. Bien sûr, tu sais.” Elle me fixe, les yeux humides. Qu’est-ce que je peux y faire? Puis son regard glisse sur mon visage et regarde derrière. C’est le tableau des trophées. Qu’est-ce qu’elle croit? Une photo de l’équipe au championnat de l’année dernière est présente. Qu’elle ne me manque pas? Que je veux voler sa place? Audrey resplendit sur la photo, coupe à la main. Sa longue tignasse rousse envahie par les bras des coéquipières, son regard est rehaussé par un grain de beauté au coin de l’œil. On nomme ça une passionnée. L’ironie est cruelle.

J’observe ces visages longuement.

Allégresse et fierté.

La porte claque.

A nouveau.

Seule.

Il est 20h30 et comme tous les soirs, je fais ma dernière session. La compétition est demain et je n’y suis pas.

Les lumières principales de la piscine sont éteintes. Les veilleuses dans l’eau, seules, éclairent encore. Un rectangle luminescent dans l’obscurité, une pureté transparente, un portail miroitant. Le son de mes pas claquent au sol et résonnent dans les gradins vides. Cette solitude me réconforte un peu, c’est mon élément aussi. Les limites des couloirs ondulent doucement au fond du bassin. Je les observe tout en m’échauffant les épaules. L’eau est calme, elle m’attend. Le bruit des machines de filtration ronronne au loin. Ce sera la ligne du milieu. Dix burpees pour monter en cardio. ça va le faire, je fais un bon chrono et rentre. Il me faut ça pour être en confiance pour demain.

Je monte sur le plongeoir, observe ma montre, compteur à zéro et m’élance. Pas le moment de goûter la douceur de la mise à l’eau, je la fend. Je compte mes temps d’inter crawl, me concentre sur mes épaules, mes pieds en pointe. Je compte pour ne pas trop me perdre dans mon corps, trop réfléchir à ma flottaison, faire appel à l’instinct.

Mes tentatives ne suffisent pas. Je reset et reset encore mon chrono en reprenant ma respiration. Mon corps commence à souffrir.  Suis dans le rouge. Mes jambes s’emmêlent dans l’eau. Je commence à perdre pied.

Le demi-tour et pendant ma remontée, avant de me retourner, mon visage apparaît dans le reflet. L’espace d’un instant, il se transfigure. Mon grain de beauté sur le nez se déplace à ma pommette. Mon teint hâlé et lessivé devient pâle et parsemé de tâches de rousseur, ma mâchoire s’affine. Les lèvres, que je vois, me disent : “ça suffit, ça suffit!” Je m’arrête net et revient à la verticale, terrifiée par cette vision.

Je suis comme lestée. On me tire vers le fond. Je me débats et plonge la tête dans l’eau. C’est Audrey, Audrey qui m’attrape la jambe. Son visage est une grimace inquiète. Je lui ordonne de me lâcher. Mes paroles se noient. Dans la panique, je lâche mon air mais, elle, elle tient bon. Les mots « ça suffit » résonnent. Je me débats et finis par lui donner un coup de pied à la tempe dans la panique. Elle lâche prise, elle s’enfonce dans les profondeurs. Le choc a fait tomber son bonnet et ses cheveux apparaissent. Ils poussent, poussent encore. Ma tête est enfin hors de l’eau. Mes poumons retrouvent de l’air. Frénétiquement, je tente de rejoindre le bord. Panique. Sa chevelure emplit la piscine, elle enserre mes jambes, mes bras. Le bassin n’est que sa masse rousse et lourde que j’affronte.

J’arrive enfin à m’extraire, en une roulade. Sur le carrelage moite, je regarde les poutres sombres. Mon cœur est un tambour et ma gorge irritée par mes râles irréguliers. Je ferme les yeux, tentant de dénouer ma panique.

J’éteint les lumières. Le bleu azurin laisse place aux halos des sorties de secours. Je n’ai pas fait mon temps ce soir. En passant devant une glace, je vérifie l’effrontée sur mon nez.

Les cris du public résonnent dans le dôme. On me touche l’épaule et ma bulle éclate. Depuis combien de temps, j’observe l’eau sans voir. C’est Ingrid. Mon expression doit être bizarre car elle fronce les sourcils. C’est à son tour de plonger. C’est maintenant. Les premières courses ont débutées. « Reste avec nous» susurre-t-elle avant de faire claquer son maillot sur ses fesses et se tourner vers le bassin. Chacun ses tocs. Je veux lui dire bonne chance mais il reste dans ma gorge. L’appréhension de la veille ne me quitte pas. J’observe avec hébétude la couleur de l’eau.

C’est mon tour à présent. Je respire un bon coup, fait chauffer mes muscles par de petites claques et monte sur le plongeoir. C’est le moment de prouver. Les filles et la casquette de l’entraîneur semblent résignées. Ils vont voir, il est temps de sortir de son ombre.

Je m’élance.

Mon départ est niquel, j’ai un temps sous l’eau acceptable. Ça sent bon. Il y a une part de folie dans chacun de mes mouvements. Je suis une géante, je suis en dehors de moi. Je mute, mon corps se dote de membranes, je force, mais le liquide me porte cette fois. Ma grogne trouve un support. Le demi-tour n’est pas trop mal. J’avance vite, mes jambes crient, mais j’avance. Ma cage thoracique est sous pression des mouvements que j’impose à mon corps. Répétitifs et explosifs. L’eau est avec moi. Tout à coup, Audrey apparaît. Son corps flotte sous moi, avance à mon allure. Mais je n’arrête pas. Ses cheveux dansent dans les courants de fond de piscine, elle porte le maillot bleu de l’équipe. Ses yeux noisettes me fixent tendres. Sa voix en écho dans ma tête alors que je pars pour une respiration à droite. “Arrête, arrête, tu vas te faire du mal. Tu forces trop.” Merde, laisse moi tranquille. En sortant pour une nouvelle respiration, les bruits de la foule me parviennent. Je pousse, je pousse, l’arrivée est proche.

Ma main arrive sur le mur, brusquement. C’est fini, c’est fini. Je l’ai fait. Audrey a disparu. Je vois l’équipe avec des sourires. Ils sont pour moi. J’en reviens pas. Je vois les dents de mon coach, qui me dit quelque chose. Je veux leur parler mais mon corps ne répond pas, il lâche. Il fait noir.

J’ouvre les yeux, des gens parlent autour de moi. Tout est flou. Allongée, le carrelage, toujours et encore le carrelage sous mon dos. Réconfort d’un froid usuel. Six visages obscurcissent le rythme stable des tôles transparentes. J’ai reconnu les couleurs du maître-nageur à mes côtés. Je tourne la tête pour éviter leurs regards. Je me suis écroulée. Dans l’eau, au-delà des formes qui s’affairent, j’aperçois Audrey. Elle me regarde depuis le bord. Elle semble déçue. Elle a toujours craint mon esprit de compétition. Elle ne voulait pas que je la suive dans ce sport, elle avait peur pour moi,  me protégeait de moi-même. Mais je devais reprendre son héritage, je devais leur montrer. Une effrontée pour une passionnée. Ils ont perdu au change!? On croise un dernier regard, puis elle fait disparaître son air impuissant de sœur inquiète dans l’azur de faïences. Les larmes coulent doucement sur mes joues, elles ont un goût de chlore.

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