06-2022 – Cercle du petit Bois

Thème : NSFW

L’immobilité de la pièce n’est, en général, perturbée en cette heure matinale que par les rares craquements du parquet. Notre personnage principal prend place à son poste. Elle regarde sa montre. Les visiteurs afflueront dans quelques instants maintenant. Elle balaye la salle, encore seule.

 

Les silhouettes marbrées devant elle, commencent à lui être familières. Seule statue vivante de l’aile, cela fait deux semaines qu’elle est postée ici. La journée se déroule, monotone. Témoin du passage des curieux ou des adeptes de climatisation en ce mois de juillet. La pause déjeuner est son seul temps social. Le débriefing avec les collègues des quelques profils atypiques dans les visiteurs la sort de son mutisme.

 

Sentant encore le goût râpeux d’un thé à la menthe sur la langue, elle suit l’azimut solaire inondant graduellement la pièce.

La première silhouette à être éclairée est la statue de Niké, déesse de la victoire dit « la victoire de Samocrathe ». Elle trône monumentale.

Cette stature ailée de deux mètres est juchée sur le pont d’un bateau en marbre gris plus moderne. Elle s’impose frontalement aux visiteurs entrant dans la salle. En ce début de journée, les rayons rasent d’abord la coque, encadrant d’arêtes nettes les plus proches œuvres. Le soleil, peu à peu, réchauffe ses pieds drapés dans une étoffe. Spectatrice quotidienne de ce bain matinale, notre gardienne scrute la révélation du mollet, de la cuisse, du plissé de tissu, ramassé au niveau des hanches. Le linge virevolte autour de ce bas de corps balayée par des vents éternels, révélant en une pudeur démonstratrice, la force de la féminité. Mais elle détourne le regard à ce moment-là.

 

« Pudibonde! », on l’a appelé une fois.

Cette silhouette existe pourtant pour qu’elle la regarde, elle le sait mais n’y arrive pas. En tout cas de bonne heure car son regard inexorablement y retourne. Elle n’a pu s’empêcher de se surprendre. Ce torse engagé dans un mouvement de défiance, tendu vers un envol qui n’arrive jamais, cette nudité drapée et glorieuse attise une zone assoupie en elle! D’ailleurs, dès qu’elle se rend compte de son adoration, elle en détourne les yeux et vérifie que personne ne l’observe.

Mais qu’elle se rassure, on regarde peu les gardiens de musée. On suppose leur ennui quand on les croise, on les plaint silencieusement. Puis, son regard évite prestement le faune de Barberini, qui niveau explicité n’a pas de comparaison et vaque jusqu’à trouver le dos d’Ares Borghese. 

Ares Borghèse
Ares Borghèse

La description en dit, outre la date : Arès (casque, nu, bottine, debout sur base) – support (tronc d’arbre : palmier) – état de l’œuvre: incomplet. Succinct exposé mais c’est une de ses ouevres préférées.

Premièrement parce qu’ elle ne peut apercevoir son micro-penis depuis son poste, véritable challenge dans la partie sculpture gréco-romaine. Deuxièmement, on ne sait pas précisément qui il représente. Nombreuses théories, beaucoup d’expertise et toujours le mystère. Troisièmement, parce que la musculature de son dos et le galbe fessier de la statue ne la laisse pas insensible. La luminosité de l’aube vient faire frémir le marbre, tendre le grain de la roche polie par les âges, et remonte doucement sur les lombaires, découpant le muscle du grand dorsal. Les cigales chantent alors, le sel de méditerranée arrive dans le musée, les cyprés de Monterey remplacent les cadres de fenêtre qui révèlent doucement ce corps au repos. Il regarde quelque chose, il observe, doux.

 

Mais le premier visiteur survint toujours dans la salle. Ici, un jeune élève des beaux-arts commence à faire le tour à la recherche d’un profil à croquer. Il se pose devant l’austère Vénus de Capoue. « Ah ouais, pense-t-elle, drôle de choix! »

Vénus de Capoue
Vénus de Capoue

La journée continue tranquillement. Elle voit glousser pas mal de groupes scolaires, répond deux fois à la fameuse question des micro-penis. Une première fois, à une jeune femme flottant dans ses vêtements shinés et à la tonsure teinte, la seconde à un vieux couple attendant en se regardant l’un l’autre comme à la pêche d’une enieme opportunite pour se dire: «  Tu vois je te l’avais dit. Tu ne me crois jamais! » Elle avait appris ce fun fact à sa prise de poste et la raison lui avait plut.

A cette époque, la nudité et le corps étaient alors glorifiés. JO à oilp, Sport à oilp, les statues pas tant de oilps. La qualité d’un homme était mesurée à sa raison et son intelligence. L’abandon aux pulsions, la luxure et autres abus aux dicterions n’étaient pas fortement encouragés. Les micropénis étaient la traduction du contrôle sur ses envies. Et ça notre gardienne, ça lui parle! Un contrôle savamment tissé par la sympathie familiale avec la religion orthodoxe et un caractère peu entreprenant, une répression de longue haleine venant éteindre un foyer à peine attisé. Elle était mariée depuis cinq ans, son homme était fonctionnel. Ils avaient déménagé, il y a un an, « pour le travail » en tout cas c’est ce que  tout le monde disait et elle, elle venait d’en trouver un.

 

Vers 11h, le calme retombe. Le moment s’étend dans son hamac. Plus rien à observer. La sensation d’être moins vivante que beaucoup d’œuvres dans la salle s’installe tout comme le silence. Au détour de sa rêverie stérile, elle entend au loin une respiration, une respiration lourde. Elle s’interroge. Pourtant personne. La respiration continue et s’amplifie. D’ailleurs, elle semble se dédoubler. D’une voix timide, elle demande: « Il y a quelqu’un? » Aucune réponse et toujours la respiration, puis c’est bien une seconde moins soutenue qui pointe. Les deux respirations se mêlent, en rythme parfois, puis désunies. Elles montent, sonnent dans les oreilles de la gardienne qui ne comprend pas. La salle n’est pas sonorisée et pourtant le son vient de partout. Elle traverse les étals à grands pas, essayant de trouver l’origine de ces essouflements qui s’accentuent. La première est de plus en plus saccadée. Les voix approchent du feulement maintenant. Elle regarde chaque coin de la salle, le feu aux joues, en panique. C’est elle la responsable de la salle, si quelqu’un entre!? Un cri d’extase traverse la pièce, suivi par un râle et après un temps, quelques rires entendus. Enfin, le silence retombe. Elle est désemparée et la pause du midi arrive.

« Serait-ce une blague des collègues? Ça ne semble pas être leur style. »

Au réfectoire, elle les questionne timidement. « Vous avez déjà eu des incidents dans ma galerie? ».  Les éclats de rires pleuvent. Des incidents au rayon grecque! On lui a pas encore raconté! Et voilà! ça s’envoient les anecdotes à travers la cantine: la petite culotte posée sur la tête de la Vénus pour la journée de la femme, les feuilles de vignes accolées au penis par un groupe religieux puritain obscur, les deux amoureux ayant finis à l’hosto pour prendre un selfie avec la même pause qu’une composition pour le moins gymnastique, un illuminé ne voulant plus sortir du musée car tombé amoureux d’une nymphe. Et ça, ce n’est que celle dont on se souvient.

La perche tendue n’a pas été prise. En même temps, étrange comme bizutage. La théorie, la plus probable, sont les conduits d’aération.

 

Les semaines qui suivent, d’autres incidents de la sorte. Pas toujours les mêmes voix, des fois que hommes, ou que de femmes, elle ne comprenait pas!

Elle avait vérifié tous les plans des archives, regardé tous les coins pour voir si il y avait des micros, en avait même parlé à demi-mot à une collègue en fin de carrière qui lui avait dit «  Bah, c’est ton cerveau qui te joue des tours! ». Elle avait ajouté un clin d’œil malvenu en ouvrant la bouche. Notre perturbée avait trouvé ça vulgaire pour une femme soixante-huit ans.

Elle est seule dans la salle à chaque fois. Elle a l’impression de perdre pied. En même temps, elle ne va pas quitter son boulot. Il est tranquille, elle n’a rien à redire: la paie superbe, les congés généreux, les inconvénients inexistants. Enfin, presque..

Elle décide donc d’endurer ce qui se passe. Une à deux fois par semaine, les pauses se remplissent de cris de jouissance. Parfois une mélopée douce, tendre, flottante, s’invitait entre les silhouettes comme un murmure intime mais parfois des sons violents éructent, explicites dans les claquements, les succions, des raffuts d’animaux excommuniant des pulsions. Assise, immobile, son cerveau pourtant n’envisage pas les boules quies.

 

La peur d’être découverte s’érodant avec le temps, son approche est vouée à muter. Les semaines passant, elle se surprend à attendre une intervention pour briser la monotonie. Elle soupire parfois en fin de journée, ne voulant s’avouer une accoutumance honteuse.

Une fin de matinée, alors que le dernier visiteur est passé il y a une heure, son regard se porte sur le faune de Barberini. Sculpture de faune nu au repos dans tous les sens du terme, endormi sous l’effet probable de la boisson. Elle sue un peu dans sa chemise blanche d’uniforme. La chaleur de l’été. Le marbre que compose le torse pâle ne semblait pas souffrir de ces conditions. Elle s’imagine alors doucement poser la main sur son tronc, suivre la courbe de ses côtes, le réveiller ainsi tendrement.

Faune de Barberini

Elle le voit ouvrir les bras pour l’accueillir, aucunement surpris, à l’aise dans sa nudité. Elle-même, nue, s’assoit sur sa jambe, s’accrochant d’une main à son cou, prenant son menton droit de l’autre. Elle effleure son visage jusqu’à ses lèvres. Il attrape sa main et, assurant son étreinte, il l’embrasse. Son baiser est frais, revigorant, doucement irradiant. Il passe sa main sur son torse échaudé, ramenant fraîcheur à ses seins dressés. Elle, s’abandonnant à l’étreinte fraîche, invite le satyre à continuer le refroidissement atypique. La main de marbre vient bientôt descendre lentement, parcourt son ventre avec une allure tiraillante. Lorsqu’il arrive à son sexe, elle aussi débute une production sonore essoufflée.

La rêverie s’enhardit pendant un temps jusqu’à ce que le visage de son mari apparaisse en flash et ne vienne briser l’idylle. Ce regard fixe lui revient, celui de lorsqu’il la chevauche, ces yeux remplis d’une forme d’appréhension, cherchant validation dans la performance effectuée. Ce regard pathétique et adorable lui est revenu.

 

Dommage, la bulle de savon explose la laissant sur un territoire glissant. Elle ne sait pas trop quoi faire du moment. Elle sent que c’est important, qu’une porte s’est ouverte, qu’elle se débride, que son moteur erotique jusqu’à aujourd’hui ronronnait timidement. Elle a un choix à faire: le refoulement, le déni ou l’acceptation.

Son cerveau est au ralenti, haletant, encore confus des images évoquées, lorsque tout à coup, elle entend un soupir. Comme quelqu’un sortie du sommeil. C’est le début d’un événement sonore. «  Le timing est fâcheux », pense-t-elle, encore ailleurs.

Un premier baiser, puis l’homme forçe une respiration, qui semble dans un cou, auquelle répond la femme comme fondant entre ses bras. « Une montée en excitation douce et savante d’une femme mûre », se dit-elle.

 

Et là, une sensation étrange la parcourt. Elle comprend. Les respirations, ce sont les siennes, cette voix, ce fantasme c’est le sien.

Elle s’entend jouir. Son excitation est provoquée par elle-même. Elle s’entend et pour la première fois. Le concept inconfortable de voyeurisme a été rogné par ces mois d’écoute des émois des … visiteurs comprend-t-elle enfin. Elle est tendue sur sa chaise, encore possédée dans sa chair par le visuel que son cerveau a produit quelques instants plus tôt et à présent rattrapée par le son. L’excitation revient en écho de lui-même, son corps de nouveau sensible est irrigué par une tension insoutenable. Elle entra chez elle, ce soir-là, avec un besoin de chair, de toucher un corps nu, un corps gorgé de sang, de sentir sous ses doigts les saillis des muscles, de gras, de peau, d’enserrer, de posséder et d’être possédé. Finis les fantasmes, son cerveau brûlant ne tenait plus. Elle voulait sentir son désir brut ricocher. Son mari fonctionnel le fut d’autant plus. Faisant parti de ces personnes ne questionnant pas les bonnes nouvelles, voir ne questionnant pas, il compris tout de même que sa femme ne serait plus la même et qu’il lui faudrait apprendre car elle semblait le faire.

 

 

Anna est plantée devant Nike. Son corps, fluet et tassé par l’âge, vient s’opposer à la majesté toujours intacte de l’œuvre. Le musée est fermé à cette heure tardive, les éclairages extérieurs adoucissent en ombres bleutées les traits de ses interlocuteurs muets. La retraite sonne et elle doit saluer ses amants immobiles. Ce soir, le musée ne sera pas silencieux, elle compte bien partir en véritable cheffe d’orchestre.

Le cœur léger, la carte senior en poche et le sourrire aux lèvres, elle a hâte d’apercevoir son ou sa remplaçant(e).